Utiliser la manipulation pour le changement

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Dans l’article précédent nous vous parlions des difficultés et des différentes stratégies possibles pour initier un changement.  Cependant il nous reste à traiter une technique bien moins connue.

Commençons par vous présenter une intervention menée par Robert-Vincent Joule et Jean-léon Beauvois en 1998 dans une grande entreprise qui souhaitait que ses salariés portent les équipements de sécurité qui leurs sont fournies. D’une certaine façon, l’utilisation des éléments de sécurité impose un changement dans l’organisation du travail. Bien que l’utilité objective ne soit plus à démontrer et que le coût de ce changement paraisse pour certains minime, nous pouvons remarquer qu’il est bien souvent difficile à faire accepter.

Beauvois et Joule, spécialistes de l’engagement comportemental et auteurs  du « petit traité de manipulation pour les honnêtes gens », décident d’employer une technique toute simple et bien connue des commerciaux : la « cascade du pied dans la porte ». Ils procèdent en 5 phases :

  • Ils font passer un questionnaire sur la vie au sein de l’entreprise.
  • Puis un questionnaire sur le port des harnais de sécurité.
  • Ils organisent un entretien sur la sécurité en entreprise en générale et sur le port du harnais de sécurité.
  • Ils refont un entretien uniquement sur le port du harnais.
  • Et enfin proposent un entretien sur la charte de sécurité.

On remarquera qu’à aucun moment il n’est demandé aux salariés de respecter les consignes de sécurité. Et pourtant, avant cette intervention 64% n’utilisent pas les équipements de sécurité contre seulement 29% après l’intervention.

Alors, comment expliquer ces résultats ?

Pour ne pas utiliser le terme de manipulation, nous préférons parler de soumission librement consentie, ou d’engagement comportemental, termes qu’utilisent nos deux auteurs. Le but est simple : augmenter la probabilité qu’un individu ait le comportement qu’on souhaiterait lui voir. De part l’éthique des utilisateurs de cette technique on ne peut réellement parler de manipulation puisque nous ne cherchons pas à nuire à un individu. Cependant cette technique en étant assez proche, il va de soit qu’elle doit être utilisée avec précaution. Essayons de l’expliquer.

La théorie :

Joule et Beauvois partent du principe que notre comportement dépend plus de nos actes antérieurs que de nos idées. Ils proposent que l’engagement dans un acte corresponde au degré auquel l’individu peut être assimilé à cet acte. Autrement dit, plus un acte est répété, plus l’individu sera assimilé à cet acte, son engament sera donc plus grand et se retrouvera plus dans son comportement. Joule et Beauvois, proposent aussi que l’engagement dépende plus du contexte que des valeurs.

Ils identifient 7 facteurs du contexte modulant l’engagement : Le caractère public de l’acte, le caractère explicite, la répétition, le caractère irrévocable, le coût, les conséquences, les raisons de l’acte et l’impression de liberté (les raisons et l’impression de liberté ne formant qu’un seul facteur puisque, par le fait de s’attribuer des raisons internes, l’individu va avoir le sentiment d’exprimer librement son comportement).

Maintenant que nous avons compris la pensée de Joule et Beauvois sur la théorie de l’engagement, essayons d’analyser leur intervention.

 Retour à la pratique :

Comme dit précédemment ils utilisent une « cascade du pied dans la porte ». C’est tout simplement un enchaînement graduel de « pied dans la porte » de plus en plus coûteux. Ceci dit, nous ne sommes pas vraiment avancés avec cette définition.

Alors qu’est ce qu’un « pied dans la porte » ?

C’est tout simplement le fait de procéder à une première demande perçue comme très peu coûteuse par l’individu. Puis d’enchaîner dans un temps relativement court avec une demande plus coûteuse. En principe l’individu qui aura répondu positivement à la première demande aura commencé à s’engager et sera plus apte à répondre positivement à la deuxième demande.

L’intérêt d’utiliser cette technique en cascade est de faire augmenter progressivement l’engagement de la personne qui perçoit chaque palier comme peu coûteux, alors qu’il aurait sans doute directement refusé la demande du dernier palier qui aurait était jugé trop coûteuse.

Qu’en conclure ?

L’engagement comportemental favorise le développement d’une attitude générale, il pose ses limites lorsque les contraintes relatives à l’activité elle-même ne sont pas prisent en compte. Autrement dit, il ne sera d’aucun effet si l’on demande à un salarié d’utiliser l’équipement de sécurité mis à sa disposition et que celui-ci l’empêche objectivement de faire certains gestes nécessaires à son activité.

Utiliser l’engagement comportemental dans nos stratégies de changement peut aider à initier un changement durable (notamment au niveau de la culture d’entreprise). Pour faire un lien avec l’article précédent on remarquera qu’il est assez proche de la stratégie participative par le fait qu’elle inclut l’acte dans la démarche. Il existe bien d’autres techniques que celle que nous vous avons présentée, Joules et Beauvois en ont identifié une bonne quinzaine, qui sont toutes utilisées plus ou moins consciemment dans la vie de tout les jours. Nous sommes d’ailleurs certains que vous en avez déjà utilisé dans vos politiques RH, pour manager votre équipe, en recrutement, pour mener un changement ou établir une cohésion de groupe, en espérant que ce soit toujours avec un grand sens de l’éthique.

Pour aller plus loin nous vous conseillons de lire le « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » ou pour les plus chevronnés les articles scientifiques de Joule et Beauvois (1987, 1998) Doutre et Kouabenan (1998), Louche et Lanneau (2006). Nous nous sommes aussi aidés de la thèse de Julie Barbery (2010).

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Arnaud Knobloch
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